Dunkerque : gratuité rime avec liberté 2/3

Le labo du bus gratuit
Mercredi 24 mai 2017




C’est l’une des leçons les plus importantes de l'enquête qualitative menée par l’association de chercheurs VIGS dans l'agglomération de Dunkerque : la gratuité du bus délivre de la voiture, apaise l'esprit, décharge le budget et décuple la mobilité. En un mot, la gratuité, c'est la liberté.

Pour Henri Briche, auteur de cette étude, cet effet « libérateur » constaté avec la mise en place de la gratuité des bus le week-end à Dunkerque n’est pas étonnant. « A Aubagne, l'instauration de la gratuité avait permis de développer la politisation des usagers en posant la question du financement des services publics : les Aubagnais avaient pris conscience de nouveaux enjeux urbains qu’ils ne percevaient pas jusqu’alors comme fondamentaux dans leur quotidien », indique-t-il.

A Dunkerque, l’effet libérateur de la gratuité prend des formes différentes, que l’on peut synthétiser en trois grands points.

1. La gratuité pour plus de mobilité

Avec l’absence de contrainte financière le week-end, les usagers du bus ont pu accroitre de manière substantielle leur mobilité, en multipliant les trajets qu’ils ne pouvaient pas réaliser auparavant. Cette dimension est particulièrement frappante chez deux catégories spécifiques de population : les personnes âgées et les jeunes adultes.

Ces deux groupes sociaux partagent la même dépendance au transport en commun. Pour les personnes âgées, la conduite automobile devient plus difficile au fil des ans. Un pouvoir d’achat limité les contraint également à restreindre leurs déplacements. Chez les jeunes générations, l’accès même à l’automobile représente un coût parfois insurmontable.

Dès lors, la gratuité change la donne : elle permet de multiplier les déplacements sans coût supplémentaire. Elle favorise l’accès des jeunes et des plus âgés à des activités, qui jusque-là, n’étaient pas envisageables.


Pour les personnes âgées, cette possibilité de mobilité accrue joue un rôle essentiel : celui de briser l’isolement social en accédant aux animations du centre-ville, à l’ensemble du réseau familial et amical qui réside dans l’agglomération.

Le témoignage de Régine, retraitée, s’avère assez représentatif : « Je suis très contente de la gratuité. Ça me permet d’aller plus souvent dans le centre de Dunkerque pour faire mes courses, aller au marché… ». Parmi les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, plusieurs retraités déclarent aussi utiliser le bus sans autre but que de « faire une sortie », « voir du monde », « se changer les idées »...

Pour les jeunes adultes, plus besoin des parents pour se déplacer pour retrouver son groupe d’amis à la place, participer à des activités sportives ou ludique… « Moi mon fils aîné, avec ses cousins, ils vont partout. A Dunkerque, à Malo… Ils se promènent quoi. Avant ils ne l’auraient peut-être pas fait parce que c’était payant », raconte ainsi Laurent.

Plus de 85% des personnes interrogées pensent accroître leurs déplacements en bus une fois que le réseau dunkerquois sera entièrement gratuit, en 2018.

2. La gratuité pour fidéliser les usagers


La gratuité a été pensée par ses concepteurs comme un levier permettant d’augmenter la fréquentation dans les bus dunkerquois. Pour donner envie aux usagers de laisser leur voiture au garage, il a été décidé de laisser les usagers profiter du bus gratuit sans aucune carte, sans même une inscription préalable.

La liberté de prendre le bus sans avoir besoin d’y penser, sans rien planifier, sur une envie, semble particulièrement séduisante aux yeux des classes moyennes et supérieures.

François et Claire avouent qu’ils ne seraient jamais allés chercher une carte pour bénéficier de la gratuité : ils ont testé le bus – qu’ils ne prenaient jamais – parce qu’aucune démarche n’était nécessaire, « une fois comme ça pour voir ». Depuis qu’ils y ont goûté, ils sont convaincus : « Il faudrait vraiment être mal embouché pour ne pas comprendre l’avantage de la gratuité ! ». Marie-France, elle, apprécie de ne plus avoir à chercher sa carte ni à ouvrir son sac, ce qui lui laisse « l’esprit libre ».

Chauffeurs de bus et usagers voient aussi un gain de temps dans la gratuité. Ainsi, pour Pascal, « C’est vrai que quand tu montes, sans demander un ticket, du coup c’est plus fluide et cela amène un côté apaisant dans le bus ».

Ne pas avoir à se soucier de la voiture, à perdre du temps pour trouver une place de stationnement payante sont aussi des arguments qui reviennent souvent dans les témoignages : « Le bus, c’est facile. Il passe et je peux le prendre sans avoir à me poser de question ».

3. La gratuité pour gagner en pouvoir d’achat

Dans une agglomération marquée par la pauvreté, un taux de chômage élevé et même un taux de motorisation particulièrement faible dans certaines communes, l’un des objectifs de la gratuité consiste à offrir un gain de pouvoir d’achat.

Bien que très développée par le réseau de transports en commun, la tarification solidaire – des abonnements de bus à prix réduits en fonction des revenus – montrait ses limites : « Nous nous sommes par exemple aperçus que pas mal de personnes ayant droit au prix le plus bas, soit 7,20 euros l’abonnement mensuel, ne prenaient pas la carte », indique un technicien chargé des transports à la communauté urbaine.

Pour des familles désargentées qui n’empruntent pas souvent le bus et payent donc au ticket, la tarification sociale s’avérait particulièrement inefficace. Christian, chauffeur de bus depuis plus de trente ans, constate que « les familles se sont appropriées le bus gratuit. Quand on est 5 ou 6 à prendre un ticket à 1,40 € à l’aller et au retour, cela fait vite 15 € la sortie, c’est cher pour aller au marché… »

De nombreuses personnes interrogées confirment, par leurs témoignages, que la « gratuité, ça fait du bien au porte-monnaie ». Quelque 77% des enquêtés ont d’ailleurs placé la gratuité comme principale raison d’utiliser le bus le week-end.

La gratuité totale fera-t-elle renoncer à la voiture ?

Dans l’agglomération dunkerquoise, où l’on circule plutôt vite et bien, l’écrasante majorité des propriétaires de voiture n’emprunte pas les transports en commun pour aller travailler. Ils sont seulement 3% à faire ce choix. « C’est un automatisme la voiture ici », déclare Lucie. C’est aussi encore un marqueur social fort et un symbole de liberté pour des habitants qui n’hésitent pas à effectuer un trajet de 200 mètres pour se garer juste en face de leur lieu de destination…

Le passage à la gratuité totale, tous les jours, en 2018 sera-t-il de nature à changer les mentalités ?


L’expérience de la gratuité le week-end laisse à penser que oui. Les nouveaux voyageurs du week-end déclarent ainsi, à 67,8%, avoir abandonné la voiture. Le stationnement payant figure parmi les incitations fortes.

L’amélioration de l’efficacité du réseau de bus, prévue pour 2018 en même temps que la gratuité totale, devrait aussi convaincre ceux qui ne supportent pas l’idée d’attendre à l’arrêt ou de mettre deux fois plus de temps pour effectuer un trajet en bus qu’en voiture. Une majorité des enquêtés déclarent même être prêts à accepter la mise en place de contraintes drastiques à l’utilisation de la voiture si une alternative efficace et gratuite existe bel et bien en 2018.

Seule, la gratuité ne suffirait donc pas. Couplée à un réseau de transports performant, elle deviendrait réellement attractive… Cette hypothèse pourra être vérifiée lors de la seconde phase de l’étude qualitative qui sera menée en 2018-2019 dans l’agglomération dunkerquoise.

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.