Brésil : la gratuité des transports au coeur des revendications sociales

Le labo du bus gratuit
Vendredi 21 septembre 2018

Rafael Calabria, chercheur en mobilité urbaine à l’institut brésilien de protection du consommateur, était l’un des invités des Premières Rencontres des villes du transport gratuit qui se sont tenues les 3 et 4 septembre à Dunkerque. L’occasion de découvrir le rôle central des transports collectifs pour les classes sociales les plus défavorisées brésilienne.

Si un peu partout dans le monde, la gratuité des transports publics fait l’objet de débats, au Brésil, il s’agit d’une question éminemment sensible et politique. « Le bus n’est que très peu, voire, pas subventionné par les pouvoirs publics. Les réseaux sont exploités par des compagnies privées qui pratiquent des tarifs élevés », explique Rafael Calabria.

Au début des années 2000, des manifestations ont eu lieu dans différentes villes du pays pour protester contre les hausses croissantes des prix des tickets et des abonnements ; ces hausses étant impossibles à supporter pour les populations les plus pauvres, premières utilisatrices de ce moyen de transport.

Revolta do buzu

C’est en 2003, à Salvador de Bahia, que tout démarre avec l’emblématique "Revolta do buzu", la révolte du bus. Puis la contagion gagne Florianopolis, en 2004, avec la "Revolta da Catraca" (traduction littérale : révolte des composteurs de tickets). A Sao Paulo, des manifestations d’ampleur en faveur de la gratuité des transports se répètent en 2006, 2010 et 2011.

En 2013, la situation se tend davantage : les mouvements de protestation se multiplient désormais à travers le pays. La police exerce une répression brutale, chargeant et blessant les manifestants, pour la plupart étudiants. Travailleurs et familles se joignent alors aux marches initiées par le MPL (Movimento passe livre) créé en 2005, qui réclame que la mobilité soit considérée comme un droit élémentaire pour chacun.

Face à la pression de la rue, le gouvernement fédéral n’a d’autre choix que d’acter la fin de l’augmentation du prix des tickets de bus. Mais les graines de la profonde crise politique que connait encore aujourd’hui le Brésil sont durablement plantées.

Explosion du nombre de voitures

La ségrégation sociale et spatiale prévaut largement un peu partout dans le pays. Dans les villes, où se trouvent la majorité des emplois, le prix des logements s’avère trop élevé pour une partie de la classe moyenne et les plus pauvres. Repoussée dans des banlieues lointaines, extrêmement mal desservies par les transports en commun, cette population peut consacrer entre 1h30 et 3h par jour pour se rendre au travail.

Ceux qui peuvent se le permettre achètent évidemment une voiture. Si bien que le nombre de véhicules individuels explose. A Recife entre 1998 et 2004, tandis que la population augmentait de 13 % (passant de 1,4 à 1,6 million d’habitants), le nombre de voitures, lui, faisait un bond de 95 % (310 000 à 615 000 véhicules).

L'exemple de Curitiba

Face aux embouteillages monstres et à la pollution générée, l’urbaniste brésilien Pedro Guedes fait partie de ceux qui tirent la sonnette d’alarme. Selon lui, « l’automobile n’est pas et ne sera jamais un moyen de transport efficace pour tous dans les villes ». La solution réside dans des transports collectifs efficaces, c’est-à-dire plus rapides que l’automobile, tout spécialement aux heures de pointe.

Certaines villes ayant privilégié de longue date le transport collectif montrent l’exemple : à Curitiba, 70% de la population de l’agglomération utilise les 340 lignes de bus à haut niveau de service qui quadrillent la ville. Favorable à la gratuité des transports, Pedro Guedes estime qu’elle constituerait une façon d’encourager les gens à délaisser la voiture au profit du transport collectif.

Un problème culturel

Daniel Santini, chercheur brésilien spécialiste de la gratuité des transports, envisage le problème de la mobilité au Brésil sous l’angle culturel : « La voiture symbolise le succès, l’indépendance et la liberté tandis que les transports publics symbolisent ce qu’il faut éviter à tout prix de prendre. Le grand public porte un regard enthousiaste sur toutes les constructions de ponts, de voies rapides et tout autre aménagement permettant d’accroître encore et encore davantage la circulation automobile. La propagande menée par l’industrie automobile joue un rôle clef dans cette vision et l’énorme manque de réseaux de transports collectifs au Brésil n’aide en rien à changer les choses ».

Gratuité des bus à Marica

Une dizaine de villes brésiliennes de moins de 50 000 habitants proposent la gratuité des transports collectifs à leurs habitants: Agudos (36 150), Anicuns (21 195), Eusebio (49 455), Itatiaiuçu (10 560), Ivaipora (32 700), Monte Carmelo (47 595), Muzambinho (21 000), Pitanga (32 840), Porto real (17 660), Potirendaba (16 400), Silva Jardim (21 370).

Avec ses 140 000 habitants, Marica fait figure d’exception. Cette ville qui a bâti sa richesse sur l’extraction du pétrole a adopté la gratuité en 2014 sous l’impulsion de son nouveau maire, Washington Quaqua. Des bus ont été achetés par la municipalité et mis gratuitement à la disposition des habitants. Dans le même temps, les deux compagnies de bus privées de la ville ont continué à assurer un service payant.

Ces compagnies ont également fait tout ce qui était en leur pouvoir pour mettre fin au transport gratuit, intentant une action en justice en 2015 en arguant que la gratuité était une forme de dumping, faussant les règles de la libre concurrence commerciale. En 2016, la ville fut obligée de fermer les lignes gratuites. La question de la gratuité occupa largement les débats de la campagne municipale de 2018 pour aboutir à l’élection d’un maire, Fabiano Horta, favorable à la gratuité.

La tentative de Sao Paulo

Dans cette ville de 12 millions d’habitants, le fait que les transports en commun n’aient jamais bénéficié d’aucun investissement a généré un incroyable développement du parc automobile engendrant bien sûr des embouteillages et de la pollution mais aussi la construction sans fin de voies de circulation de plus en plus larges prenant la place des quartiers d’habitations, repoussés en périphérie, là où l’usage de l’automobile s’avérait encore plus indispensable. Un cercle infernal dont il semblait difficile de sortir…

Elue maire en 1988, Louiza Erundina a tenté de le faire. Elle a annoncé sa volonté de renégocier les contrats entre les compagnies de bus privées et la ville. Et surtout, de créer un fond de financement de la gratuité des transports, alimenté à la fois par le secteur privé et le secteur public.

Le secteur privé s’est massivement mobilisé pour contrecarrer ce projet, menant une campagne médiatique particulièrement offensive et efficace. Malgré cet échec, l’exemple de Sao Paulo fait figure, aujourd’hui encore, de référence. Devenue membre du congrès, Louiza Erundina, présenta en 2011 une proposition de loi visant à faire du transport un droit social. La loi fut adoptée quelques années plus tard, en 2015, suite aux manifestations sanglantes de 2013.

Très cher bus brésilien...

Prix du ticket de bus : 72 centimes à 1 euro selon les villes.

Salaire minimum légal : 250 euros.

Un Brésilien pauvre consacre 20% de ses revenus au transport.

 

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.