Les transports émotionnels de la ville

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Vendredi 19 juin 2020

Pauline Guinard, géographe des émotions.




Si Pauline Guinard travaille bien sur les transports urbains, elle n’est pourtant pas une spécialiste de la mobilité. Cette enseignante-chercheuse fait partie des tout premiers géographes français à s’intéresser aux émotions. C’est au sein de la prestigieuse Ecole normale supérieure parisienne qu’elle mène des travaux de recherche consacrés, entres autres, à la nostalgie citadine. Qu’est-ce que la géographie des émotions ? En quoi les émotions ressenties façonnent-elles les espaces urbains et influent-elles sur les comportements des êtres humains ? Comment les urbanistes peuvent-ils en tenir compte dans la fabrication de la ville ? Réponses en interview.

- « Comment vous êtesvous intéressée à la géographie des émotions ?

J’ai été amenée à vivre à Johannesburg, en Afrique du sud, dans la cadre de ma thèse en géographie. C’est une ville où le sentiment de peur est très présent. Comme toutes les femmes qui vivent-là, je l’ai ressenti moi-même. La peur travaille de façon profonde et intime cette ville : tout le monde en parle. Beaucoup de rumeurs circulent, les médias y consacrent de nombreux articles…

Si on ne comprend pas la peur, on ne comprend pas Johannesburg. La journée, le centre-ville, qui est aussi le centre économique et commercial, est très animé, avec des gens de toutes sortes. Le soir, le centre-ville se vide : les lieux sont réputés trop dangereux pour s’y risquer.

J’ai choisi de consacrer une partie de ma thèse à cette émotion qu’est la peur. Ce n’est pas quelque-chose d’habituel en géographie, où les émotions – et notamment celles des chercheurs – sont le plus souvent évacuées parce qu’elles sont considérées comme des biais scientifiques. On les évoque plutôt de façon liminaire, sous la forme d’une note de bas de page par exemple. Dans d’autres disciplines, qui relèvent des sciences humaines et sociales, on leur accorde en revanche une véritable importance.

Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, dans les années 1990 et 2000, un courant anglophone entièrement consacré à la géographie des émotions s’est développé. Ce mouvement et les recherches que nous avions initiés dans ce domaine, nous a donné l’idée, avec d’autres chercheurs, de créer un séminaire de recherche à l’Ecole normale supérieure. Son principe : revoir nos travaux respectifs, cette fois en tenant compte des émotions. Il a vu le jour juste après les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. C’était donc violent en termes de résonnance. Tout le monde défilait avec une pancarte « Même pas peur »… Depuis 2019, nous avons orienté le séminaire sur les questions de méthode.

- Justement, comment peut-on utiliser les émotions en géographie ?

J’ai identifié trois manières d’aborder les émotions en géographie. D’abord, les géographes peuvent utiliser leurs propres émotions, celles qu’ils ressentent lorsqu’ils sont sur le terrain qu’ils étudient. Contrairement à ce que l’on croit, ces émotions ne constituent pas un biais : elles sont révélatrices d’un contexte. Le fait qu’elles correspondent potentiellement aux émotions ressenties par d’autres personnes les rend dignes d’attention. L’émotion d’un géographe est de nature à lui permettre de mieux comprendre le terrain qu’il étudie.

Ensuite, le géographe peut s’intéresser à la dimension émotionnelle intrinsèque de l’espace. De quoi s’agit-il ? D’admettre que la façon dont les personnes considèrent un espace est liée à des émotions, individuelles ou collectives : la nostalgie vis-à-vis d’un lieu marquant de l’enfance, la colère qui pousse à manifester en nombre à tel endroit, le plaisir qui donne envie de se rendre dans un endroit festif…

Enfin, une autre méthode consiste à choisir de travailler sur une émotion en particulier. Je fais partie d’un groupe de travail qui s’intéresse exclusivement à la nostalgie citadine. Celle-ci prend des formes diverses : elle s’exprime chez des gens qui ont toujours habité au même endroit, dans le même quartier. Ils n’ont jamais changé de lieu de vie mais leur quartier, lui, a énormément changé, au gré d’opérations de renouvellement urbain ou de changement de populations par exemple. Ils ressentent alors une véritable nostalgie vis-à-vis de leur quartier d’avant. Il y a bien sûr aussi la nostalgie de gens qui, eux, ont effectué une mobilité. Ils ont changé de ville, de région, parfois de pays, et ils se remémorent l’espace quitté. On observe que ces deux formes de nostalgie se complètent, entrent en en concurrence, façonnant les espaces et les pratiques.

Et si, pour mieux comprendre un territoire, on en cartographiait les émotions ?

- Est-il possible de susciter des émotions dans les projets d’aménagement publics ? Si oui, comment faire ?

Si les urbanistes se mettent à prendre en compte l’existence de la dimension émotionnelle des espaces, ils s’ouvrent sans conteste une possibilité supplémentaire de mieux concevoir la ville. Un quartier où il est prévu une opération d’aménagement urbain constitue un terrain particulièrement propice pour la géographie des émotions. On peut y mener un diagnostic émotionnel de l’existant en cherchant à comprendre ce que ressentent les habitants. Prenons l’hypothèse d’un ressenti d’ennui global. Les urbanistes peuvent s’interroger sur l’offre culturelle ou de loisirs à disposition, son adaptation aux besoins des habitants, leur degré d’information sur ce qui existe, les façons dont les médias en parlent, etc.

Dans les quartiers nouveaux, c’est plutôt la création d’émotions, le fait d’y vivre des choses, qui va permettre aux habitants de s’approprier les lieux. L’un des moyens de susciter des émotions peut être de faire appel à des artistes. De nombreuses municipalités ont compris l’intérêt de travailler avec des artistes, et notamment des artistes de rue. Quant au quartier des spectacles à Montréal, il a été entièrement pensé pour créer de la joie par le biais de la fête et d’événementiels dans l’espace public.

- Comment le Covid-19 va-t-il influencer votre travail futur ?

Ce virus aura sans nul doute un impact sur mon métier : ce moment très violent socialement et politiquement a eu la faculté de générer des émotions par rapport à de nouveaux objets. Je pense évidemment à la peur. De perdre son emploi, d’être seul, de l’ennui… Et bien sûr de contracter la maladie, une peur qui s’est manifestée par une très grande méfiance envers des éléments habituels de l’espace urbain et par la rapidité avec laquelle la population a accepté les restrictions (de mobilité, de rassemblement, etc.) édictées par le gouvernement. C’est saisissant de voir comment la distanciation physique et la façon de se comporter des gens dans l’espace public s’est transformée dans un laps de temps très court. On a aussi vu énormément d’actions de solidarité envers la population âgée dont le voisinage s’est mobilisé pour faire les courses par exemple. Je pense que le Covid-19 aura des conséquences sur la géographie des émotions. De nouveaux sujets vont émerger. Il m’est difficile de vous dire lesquels pour l’instant : j’ai moi-même été confinée dans mon appartement parisien et je n’ai pas fait de terrain durant plusieurs semaines. Je ne suis pas allée plus loin que le kilomètre autorisé. C’est notamment la peur qui nous a tous fait accepter cette nouvelle géographie de vie… »

 

Le site "Carnets de géographe" a consacré un dossier à la géographie des émotions, à lire ici.

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.