Penser autrement les espaces publics grâce aux neurosciences cognitives

Urbanisme
Mercredi 19 mai 2021

Emma Vilarem et Alice Cabaret ont évalué le bien-être ressenti par les habitants suite à l'intervention artistique Up/Side/Down/Town réalisée dans le cadre d'Embellir Paris.




Comment les sciences du cerveau et du comportement peuvent-elles contribuer à l’aménagement des espaces publics ? Pourquoi l’urbanisme s’est-il si longtemps privé de l’apport de ces connaissances scientifiques ? Urbis le Mag a posé ces questions – et bien d’autres encore – à Emma Vilarem, docteure en neurosciences cognitives, et à Alice Cabaret, urbaniste, deux des co-fondatrices de [S]City (pour Science and the city) ; une agence créée en 2019 dans le but d’accompagner la conception et le développement de projets urbains à la lumière d’une expertise en sciences cognitives.


Emma Vilarem.

- « En quoi consistent les neurosciences cognitives ?

Emma Vilarem.- Il s’agit d’une discipline scientifique qui s’attache à comprendre le fonctionnement du cerveau. Le but est d’identifier les déterminants qui se cachent derrière les comportements humains et à les rattacher à des activations au niveau du cerveau. Les neurosciences cognitives se situent dans le champ plus large des sciences cognitives, un regroupement de disciplines scientifiques qui s’attachent à mieux comprendre l’esprit humain. Les neurosciences incarnent, elles, un versant plus biologique de cette compréhension en incluant notamment les études sur la santé mentale.

Ces connaissances scientifiques étaient jusqu’à présent peu utilisées dans le champ de l’urbanisme… Pourquoi ?

EV.- A notre connaissance, en France notamment, les neurosciences cognitives n’étaient effectivement que très peu, voire pas du tout, utilisées dans l’urbanisme. Sans doute parce qu’il n’existe pas de pont évident entre l’urbanisme et les neurosciences cognitives ; la communication entre chercheurs et professionnels de l’urbain étant notamment entravée par le fait que ces mondes fonctionnent bien souvent en silos. Avec [S]City, nous essayons justement d’incarner ce pont. Nous prônons une approche qui a les pieds dans la recherche scientifique et qui livre des recommandations opérationnelles pour le projet urbain. Aujourd’hui, cet interstice n’est pas très occupé mais il est nécessaire selon nous. Il nous semble en effet extrêmement pertinent, quand on travaille sur l’environnement urbain, d’avoir tous les outils possibles à disposition pour comprendre et étudier les comportements de ceux qui vont habiter cet environnement. Les sociologues et des psychologues que l’on peut voir intervenir dans le champ urbain effectuent déjà un travail qui va dans ce sens. Le champ des neurosciences cognitives enrichit encore le nombre de perspectives prises en compte et donc, d’outils utilisables par les urbanistes.


Alice Cabaret.

Alice Cabaret.- Notre idée, en créant  [S]City , était d’apporter un regard différent et d’aller plus loin dans les recommandations qui peuvent habituellement être faites pour accroitre le bien-être en ville.

Vous proposez d’aménager les espaces publics pour répondre aux besoins… mais de quels besoins parlez-vous ?

EV.- Je commence souvent mes interventions publiques en montrant un graphique "choc", puisqu’il établit une association entre le fait de grandir en ville et le développement de pathologies psychiatriques. Oui, vivre en ville peut avoir des effets délétères sur la santé mentale : mon but en montrant ces données est de favoriser une prise de conscience, nécessaire pour ensuite agir et remédier à cet impact négatif. Nous sommes convaincus que ce sont des villes que viendront les solutions. Nous cherchons donc absolument à comprendre ce qui va, en milieu urbain, déterminer et influencer ce déclin cognitif. En remontant jusqu’aux mécanismes de ce processus, notre approche vise à trouver des leviers d’action pour réduire les risques encourus par les citadins, et faciliter la vie en ville. Parmi les besoins essentiels à satisfaire dans les espaces publics, je citerais volontiers le lien social. L’anonymat en ville peut nous faire souffrir. Nous sommes une espèce éminemment sociale qui a besoin d’interactions avec les autres comme de nourriture ou de lumière du soleil. Un autre de nos besoins essentiels est celui d’une exposition régulée au bruit. Je m’explique : la nuit, la pollution sonore a des répercussions sur le sommeil, et, par extension, sur le développement cérébral et les capacités d’apprentissage des enfants par exemple. Il a également été montré que certains sons constants, comme le bruit routier, sont difficilement supportés : le cerveau humain ne s’y habitue jamais totalement… En revanche, certains sons, qui relèvent d’une stimulation arythmique, comme le chant des oiseaux, ont des effets positifs sur le bien-être.

A l’inverse, est-il possible de créer des espaces publics qui influent sur les comportements humains ? Peut-on susciter le calme, la propreté, le jeu, les interactions dans un espace public ? Comment ?

EV.- Il existe un concept, qui s’appelle l’attachement au lieu, qui décrit le lien noué entre un individu et un espace : plus ce lien est fort, plus il procure du bien-être à l’individu. Vouloir susciter le bien-être est déjà un objectif louable en soi. Mais atteindre cet objectif va permettre d’en atteindre d’autres. En effet, quand on se sent bien, on développe certaines capacités : on adopte plus volontiers des comportements de protection, de respect de l’environnement, on s’investit davantage dans la communauté locale, on retrouve un pouvoir d’agir dans l’espace public…

Diagnostic de terrain mené par [S]city à Noisiel.
Diagnostic de terrain mené par [S]city à Noisiel.

AC.- En matière d’espaces publics, l’architecture ne fait pas tout. Nous préconisons de prendre en compte l’espace public dans sa globalité, à 360 degrés, pour qu’il soit pleinement approprié par les usagers : les volumes et la hauteur du bâti sont importants mais la mobilité, la présence de nature ou encore l’acoustique sont aussi pris en compte pour instaurer un véritable confort. L’établissement public territorial du Grand-Orly Seine Bièvre (24 communes au sud de Paris) a justement missionné notre agence afin d’établir des recommandations pour améliorer l’usage de ses espaces publics. Nous travaillons notamment sur leur chronotopie, c’est-à-dire leurs usages différenciés selon l’heure de la journée et le jour de la semaine.

Vous employez beaucoup toutes deux le mot "confortable" pour parler des espaces publics. Que signifie cette notion de confort pour vous ?

EV.- Il y a un delta entre une situation objective, c’est-à-dire un niveau de bruit ou de luminosité que l’on peut mesurer, et la perception que les individus en ont. La notion de confort réside dans cette perception. Par exemple, on sait que la perception du bruit routier sera amoindrie si, par la fenêtre, les gens voient des arbres. Le niveau de décibels restera strictement le même mais le confort acoustique sera considéré comme amélioré par la vue des arbres. La perception du bruit peut donc être travaillée par d’autres moyens qu’une action sur le niveau sonore… On appelle ce phénomène l’intégration multi-sensorielle. La notion de confort doit donc être envisagée sous l’angle du vécu. Un espace public confortable n’est pas forcément parfait mais il conjugue des éléments qui vont permettre de passer outre certains de ses défauts. Je vais vous donner un autre exemple de ce phénomène. Dans la littérature scientifique, il apparait que si la hauteur des bâtiments est trop importante par rapport à la largeur des voies, un sentiment d’oppression, voire d’insécurité, peut apparaître. Mais si les façades sont travaillées de façon à induire de la diversité, dotées de détails qui attirent l’attention, ou encore si on plante dans cette même rue une canopée d’arbres, le sentiment d’oppression ou d’insécurité peut être levé. Quelle que soit la situation, un espace public peut être transformé pour être rendu plus confortable, en travaillant à partir du vécu des usagers.

Peut-on mesurer, quantifier scientifiquement, la performance d’un espace public ?

AC.- Cela fait partie de ce que nous proposons, oui. Dans le cadre du projet Seine-Bièvre, dont j’ai déjà un peu parlé, nous allons développer toute une matrice d’analyses en utilisant un outil que nous avons développé : le diagnostic sensoriel. Nous produirons des monographies d’espaces publics qui prendront en compte les flux, les usages, les comportements, le respect du mobilier urbain… Nous demandons aux usagers d’évaluer les espaces publics à travers leurs cinq sens pour avoir une vision enrichie de la façon dont ils se les approprient.


EV.-  Le diagnostic sensoriel est un outil léger pour faire des études en mouvement : chaque page est consacré à un sens. Sur la page "Entendre", on trouve une évaluation des différentes ambiances sonores au fur et à mesure de la journée et des différentes émotions que ces ambiances procurent. Sur la page "Sentir" (photo ci-contre), on évalue l’émotion ressentie à l’odeur de la rue au printemps, en automne, la respirabilité… Sur la page "Toucher", on s’intéresse à la marchabilité. Sur la page "Voir", on questionne les émotions ressenties vis-à-vis de la hauteur des bâtiments, des couleurs, de la luminosité… Interroger à la fois les émotions et les perceptions donne accès à des informations qui ne ressortiraient pas forcément si on se contentait d’enquêter sur l’aspect fonctionnel de la relation à l’environnement. Nous ne laissons absolument pas de côté les méthodes utilisées jusqu’à présent en urbanisme, nous y ajoutons une analyse des relations humains-milieu et cet aspect psychologique, émotionnel, dont l’influence peut être très forte. Cela nous permet collectivement de proposer une vision enrichie et des aménagements qui vont fonctionner le mieux possible.

Etes-vous parfois surprises par ce qui ressort de tels diagnostics ?

EV.- Oui, cela arrive. Dans le cadre de la mission que nous menons actuellement sur un futur quartier à santé positive construit par Linkcity à Noisiel, nous avons voulu évaluer les composantes de l’environnement actuel, un site magnifique, qui procurent du bien-être, pour pouvoir les conserver dans le futur quartier.

Percevoir le ciel : l'atout du site patrimonial de la chocolaterie Menier à Noisiel qui accueillera bientôt un écoquartier.
Percevoir le ciel : l'atout du site patrimonial de la chocolaterie Menier à Noisiel qui accueillera bientôt un écoquartier.

Sans surprise, la présence de l’eau, la beauté du patrimoine, la végétation sont apparues… Mais, grâce à nos analyses statistiques, nous avons pu constater que c’est la perception du ciel et de la ligne d’horizon qui était le plus fort prédicteur du bien-être, ce qui nous a surpris. Ce travail permet d’orienter nos recommandations, de dire où concentrer les efforts plutôt que de vouloir agir sur tout. Le fameux "tout est important" peut-être aussi impossible que paralysant, mieux vaut cibler des actions efficaces en priorité.

Les neurosciences cognitives permettent-elles d’agir à l’échelle de la rue banale, ce parent pauvre de l’espace public ?

AC.- Notre diagnostic sensoriel a été pensé à l’échelle de la rue car c’est une échelle qui nous intéresse énormément à travers le partage de la rue, les effets de seuils entre ce qui appartient au chez soi ou à l’extérieur, l’utilisation du mobilier urbain, quelle chronotopie, l’accessibilité universelle, la place du trottoir…

EV.-  Des données scientifiques montrent que les rez-de-chaussée habités, les pas de portes avec de la présence humaine sont importants car ils encouragent, au contraire des rangées de garage, la prosocialité, c’est-à-dire les comportements altruistes et l’entraide.

AC.- Nous avons évalué l’impact artistique d’un projet réalisé dans une rue parisienne, dans le cadre d’Embellir Paris (photos avant et après ci dessus). Avant l’intervention artistique, le lieu abandonné était évité. Après l’intervention, l’espace est devenu approprié, notamment par les riverains. C’est la preuve que des interventions ambitieuses sont possibles à l’échelle de la rue.

Quel rôle joue le végétal dans le contexte du Covid-19 ?

EV.- Le concept de restauration cognitive démontre que certains environnements permettent à notre cerveau de se restaurer. La restauration cognitive est favorisée par les espaces verts, encore plus s’ils sont déconnectés de l’urbanisation. Une marche dans un parc permet une meilleure restauration cognitive qu’une marche en ville. L’élan vers le végétal ressenti en période de Covid est compréhensible en ce sens, car on a, en cette période, davantage besoin de ce temps de récupération pour notre cerveau. Habituellement, la récupération est favorisée par les temps sociaux, en famille ou entre amis, ou le fait de s’évader le temps d’un week-end… tout un type de comportement auquel on n’a plus accès avec le Covid. L’exposition à la nature offre donc un sas de récupération bien nécessaire en ville.

Comment envisager la réutilisation des matériaux au regard des neurosciences cognitives ?

EV.- L’intérêt de l’urbanisme circulaire n’est plus à démontrer pour la préservation des ressources et la protection de la planète. Du point de vue des sciences du comportement, il a été montré que valoriser le patrimoine, matériel ou immatériel, peut préserver ou susciter l’attachement à un lieu. L’ancienneté, l’histoire, l’aspect patrimonial d’un lieu joue en effet sur l’attachement qu’on lui porte. Le réemploi d’anciens matériaux dans un nouvel aménagement peut donc favoriser l’attachement : on aime les vieilles pierres pas seulement parce que c’est beau mais parce que cela crée un sentiment de continuité historique favorable à notre bien-être.

Que pensez-vous de ces espaces publics qui créent la surprise, par un détail ou par un aménagement d’ampleur ? Qu’est-ce que cela suscite dans les cerveaux ?


Création 314 RATUR / ARTHUR MASLARD - Photo Le M.U.R.

EV.- Cette question me fait immédiatement penser à l’action de l’association Le M.U.R qui investit des murs à Paris. Toutes les deux semaines, un artiste y crée une nouvelle œuvre d’art. C’est une surprise sans cesse renouvelée qui stimule la vie sociale. Les riverains se regroupent pour regarder, les gens se rencontrent et se mettent à discuter. Connaître les gens qui habitent près de chez soi est éminemment important, soutenant, et source de bien-être. Et surtout, les cerveaux des gens qui vivent ensemble une même émotion, selon un effet appelé synchronie émotionnelle, vont se mettre à fonctionner un peu sur le même rythme ; cela crée de la cohésion sociale. Surprise, joie, vie sociale, ce genre d’initiative à faible coût est à multiplier ! »

Webinaire « Neurosciences cognitives et urbanisme : la théorie de l’attachement au lieu »

Le vendredi 25 juin 2021 de 11h à 12h, Emma Vilarem, docteure en neurosciences cognitives, sera l’invitée du webinaire d’Urbis le Mag consacré à l’apport des sciences du cerveau et du comportement dans le champ de l’urbanisme. La scientifique s’attardera spécifiquement sur la théorie de l’attachement au lieu, qui permet d’envisager autrement l’aménagement des espaces publics, de manière à répondre aux besoins de ceux qui les fréquentent.

Pour vous inscrire, cliquez ici.

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.