Pour lire l'avenir des villes, regardez le trottoir !

Idées
Jeudi 25 février 2021

Isabelle Baraud-Serfaty.




Isabelle Baraud-Serfaty est consultante en économie urbaine. A ce titre, elle collabore avec de nombreuses collectivités. Le regard de cette fine observatrice de l’actualité des villes s’est récemment porté sur le trottoir, qu’elle considère comme un chemin fécond pour saisir les principaux changements à l’œuvre dans la ville : les transitions numériques et écologiques. Espace de plus en plus encombré, de plus en plus convoité, le trottoir est devenu, selon elle, un enjeu stratégique majeur qui soulève bien des défis d’avenir. Isabelle Baraud-Serfaty sera l’invitée d’Urbis le Mag le vendredi 19 mars 2021 pour un webinaire intitulé « Qui fait le trottoir ? ».

- « Isabelle Baraud-Serfaty, vous travaillez actuellement beaucoup sur le trottoir. Qu’est-ce qui vous a conduit à mettre la focale sur cet espace public que vous considérez comme un enjeu stratégique ?

Tout a commencé en 2017 par deux lectures. D’abord celle des Chiffonniers de Paris, un livre d’Antoine Compagnon qui montre comment le chiffonnier – métaphore du poète qui transforme la boue en or – opère « au coin de la borne ». Puis celle d’un livre intitulé L’entrepreneur et le prince, de Christophe Defeuilley, qui retrace la création du service public de l’eau et des infrastructures inhérentes. Ces deux lectures m’ont permis de réaliser que la généralisation du trottoir en France date du milieu du 19ème siècle et coïncide avec la création des grands réseaux d’infrastructure qui structurent le fonctionnement des services urbains en France depuis lors. Cela a été comme une révélation, d’autant qu’Alphabet, la société-mère de Google, venait de créer Sidewalk Labs, sa filiale dédiée aux projets urbains (son fameux projet à Toronto, abandonné depuis, avait fait grand bruit), dont le nom signifie littéralement « les labos du trottoir ». J’ai pensé : et si au fond le trottoir incarnait ce basculement de la ville des infrastructures vers la ville des plateformes numériques ?

J’ai voulu creuser le sujet et je me suis vite aperçue qu’il existait assez peu de publications sur le trottoir en France, contrairement aux Etats-Unis ou au Canada. Chez nous, c’est la notion d’espace public qui est privilégiée pour désigner l’espace du vivre-ensemble et de la citoyenneté, englobant de fait le trottoir. En France, le trottoir pâtit sans doute aussi de son association à des pratiques connotées négativement : la prostitution, la vie à la rue. Cet espace public est à la fois un objet simple – le trottoir existe partout et dans toutes les langues, ce n’est pas un mot technique, c’est davantage un mot de tous les jours – et un objet complexe et hybride, marqué par une certaine porosité entre la sphère publique et la sphère privée. Le trottoir est vécu comme le prolongement de l’espace privé et comme un lieu d’activité marchande. Tout ceci fait du trottoir un passionnant sujet d’étude.


- Vous dites que le trottoir est de plus en plus encombré. De quoi parlez-vous ?

La révolution numérique que nous connaissons actuellement conduit effectivement à un encombrement accru des trottoirs. Tous les trottoirs ne sont évidemment pas concernés par le phénomène que je vais décrire ici, qui vaut pour certaines rues, principalement celles des cœurs denses des métropoles.

L’encombrement traditionnel du trottoir, que nous connaissons tous, est généré par les terrasses des cafetiers, les étals commerçants, les piétons, les pistes cyclables, les voitures en stationnement, le mobilier urbain, les boîtes à lettres, diverses plantations… Depuis peu, les trottoirs accueillent également beaucoup d’éléments ayant trait aux nouvelles préoccupations environnementales : des composteurs, des points d’apport volontaires des déchets, des bornes de recharge électrique ou de réparation de vélos, des fontaines rafraîchissantes… Et encore plus récemment, des distributeurs de masques !

Mais le plus grand changement qui affecte nos trottoirs est lié au fait que nous avons dans les poches, depuis plus de 10 ans maintenant, des téléphones qui sont de véritables ordinateurs. Les nouveaux encombrants dont je parle sont liés au développement des nouvelles mobilités, rendu possible par la géolocalisation de nos activités : les vélos et les trottinettes en libre-service ainsi que les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) qui utilisent brièvement le trottoir pour prendre en charge et déposer leurs clients. La bordure de trottoir est aussi indispensable aux activités des livreurs de repas et plus généralement de tous les opérateurs relevant de l’e-commerce. Sans elle, il leur est tout simplement impossible de travailler.

Cette tendance ne peut aller qu’en s’accentuant. Les acteurs des plateformes numériques ont tout intérêt à inonder le marché pour acquérir la place dominante. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a vu autant de trottinettes à Paris, sans souci réel de rentabilité. Et qu’on va sans nul doute assister à l’apparition de nouveaux encombrants dans les années qui viennent.

- Dans vos publications, vous évoquez l’ajout d’une couche supplémentaire à la couche « physique » du trottoir que vous venez de décrire… En quoi consiste cette couche « informationnelle », comme vous la dénommez ?

La révolution numérique se traduit en effet par l’ajout d’une couche informationnelle sur l’espace public en général. Le trottoir est spécifiquement concerné. Prenons l’exemple de Google Maps qui propose, contre rémunération bien entendu, aux commerçants d’être identifiés sur ses cartes et, surtout, grâce à la réalité augmentée, de donner à voir ce qu’il se passe derrière leurs murs. Cela ouvre la possibilité, comme cela existe déjà au Japon, d’avoir des commerces en étage et non plus forcément en rez-de-chaussée, derrière une vitrine. On peut imaginer que la relation des bâtiments à leur rez-de-chaussée et à l’espace public va ainsi fortement évoluer, ce qui affectera la physionomie des trottoirs.

L’information sur le trottoir se développe également à vive allure. Jusqu’à présent, la connaissance de la bordure de trottoir était généralement faible. Au sein des collectivités locales, elle était souvent éparpillée entre différents services (stationnement, circulation, services incendie et d’urgence, logistique, maintenance des réseaux, commerces de rue, vélo et auto-partage), rarement numérisée et rarement à jour. Or, désormais, il est possible de « coder la bordure de trottoir », avec la production d’une cartographie qui inclut la localisation des bordures de trottoir, les règles en vigueur (comme les zones autorisées ou interdites pour le stationnement, les places de livraison, les arrêts de bus, les bouches d’incendie, etc.), les panneaux de signalisation et leurs indications, les émergences (parcmètres, caméras, arrêts de bus, arceaux de stationnement vélos ou scooters, etc.), les usages actuels (stations de vélos, terrasses de café autorisées, etc.), mais aussi les usages en temps réel (voitures effectivement garées, VTC en train de déposer un passager, etc.).

Cette information peut être produite par des collectivités locales, mais des entreprises privées, comme Coord, émanation de Sidewalk Labs créée en 2018, ou encore Remix, également américaine, sont extrêmement actives sur ce métier.


- C’est un constat aux implications vertigineuses que vous dressez ! On se rend compte que la manière actuelle de fabriquer la ville parait presque archaïque au regard des évolutions rapides que vous décrivez et annoncez. Quelle conclusion en tirez-vous ?

Je crois qu’il faut prendre conscience que le trottoir est une ressource clef pour de nombreux opérateurs de la ville, et que c’est une ressource en quantité limitée, donc rare. De ce fait, le trottoir devient un enjeu stratégique. Il va en effet falloir réussir à combiner entre elles toutes les activités qui utilisent le trottoir.

En Amérique du Nord, un nom existe pour désigner cela : le curb management. Le curb, c’est la bordure, l’espace à cheval sur la bande de stationnement et la bande de service, là où se trouve le mobilier urbain. Le curb management appréhende le trottoir comme une ressource rare, à optimiser, grâce à l’appariement, en temps réel et sur mesure, des besoins et des disponibilités. Sachant que l’occupation de cette bordure de trottoir peut être très rapide :  le curb kiss (baiser de la bordure) désigne par exemple le fait que les opérateurs de VTC ou de livraison vont avoir besoin du trottoir juste le temps de prendre en charge ou déposer leurs passagers ou leurs colis.

Pour pratiquer un curb management efficace, il faut disposer d’une donnée clef : l’information, numérisée et en temps réel, de ce qui se passe sur la bordure de trottoir. J’ai évoqué précédemment l’investissement de certaines sociétés privées à produire cette information numérisée qui intéresse tous les utilisateurs privés du trottoir. La société Coord vend déjà ses données aux opérateurs de VTC, de logistique, de micromobilités, etc. Mais pour une collectivité locale, l’intérêt est grand aussi de disposer de cette information. Le curb management n’a pas uniquement des implications techniques, il relève aussi d’arbitrages politiques, puisqu’il conduit nécessairement à donner la priorité à certaines occupations du trottoir plutôt qu’à d’autres. La métropole de Lyon y travaille. La Ville de Paris montre son intention de faire de même : en 2019, à l’occasion du Black Friday, qui provoque depuis quelques années une explosion des ventes à distance et donc des livraisons), l’adjoint chargé de l’urbanisme avait proposé un système de réservation pour les places de livraison. Cette allocation en temps réel de ces espaces relève du curb management.

- Les changements qui affectent les trottoirs doivent-ils engendrer une révolution dans la manière dont les collectivités locales considèrent ces espaces ?

L’évolution du trottoir pose en effet la question de la gouvernance urbaine. Tous les ingrédients pour que la rue devienne un secteur en disruption sont aujourd’hui réunis. J’entrevois quatre facteurs de « disruption » : le foisonnement d’opérateurs de la rue difficile à gérer ; la gestion éclatée de la rue entre les services d’une même collectivité ; la question de l’allocation de cette ressource rare et la question de son attribution (à qui et pour faire quoi ?) ; et le contexte financier tendu.

Je ne serais pas surprise de voir, en France, des opérateurs privés devenir des gestionnaires de rues dans les années qui viennent, avec des concessions de service public attribuées comme pour les autoroutes ou la plage de la Baule. Autre modalité de gestion possible : il y a déjà, quand des opérations de logements neuves émergent, une réelle tentation de transférer la fabrication du trottoir aux promoteurs, et de plus en plus d’associations de copropriétaires se retrouvent ainsi propriétaires de leurs trottoirs ! Cela concerne même des villes moyennes ou petites.

Et c’est tout à fait paradoxal que de constater que des collectivités se dessaisissent d’un actif aussi stratégique et générateur de valeurs. Les collectivités doivent prendre conscience de la valeur du trottoir dès à présent. Elles le considèrent encore souvent comme un générateur de coûts, un espace cher à entretenir et à faire fonctionner. Je plaiderais volontiers pour la nomination d’adjoint au maire dédié à la rue !

Les collectivités doivent aussi veiller à ne pas se rendre dépendantes d’opérateurs privés qui auraient cartographié et numérisé l’information de l’espace public. En décembre 2017, en Savoie, le serveur de la sous-préfecture, qui utilisait Google Maps, a explosé sous les demandes, en plein épisode de tempête de neige. Le nombre de requêtes gratuites a été dépassé et plus rien n’était possible… Cette gratuité en deçà d’un certain seuil d’utilisation est un piège dans lequel les collectivités peuvent ne pas tomber en utilisant des logiciels libres, type Open Street Map.

Attention aussi avec ces plateformes : elles constituent une menace d’autant plus forte pour les collectivités qu’elles deviennent de plus en plus indispensables dans la plupart des actes de la vie quotidienne des habitants et qu’elles risquent ainsi de préempter la relation à l’habitant-usager. Contractualiser avec elles peut faire partie des solutions pour assurer une gouvernance urbaine équilibrée.


- Qu’en est-il de la tarification du trottoir ? Pensez-vous que ce tabou français doive être brisé ?

En France, la gratuité de l’espace public est traditionnellement érigée autour du couple contribuable-usager : c’est gratuit pour l’usager car c’est payé par le contribuable. C’est un choix politique. Mais je pense qu’il n’est pas interdit de remettre en cause ce principe dans certaines situations et notamment dans le cas du trottoir, lorsque son usager n’est pas un simple habitant mais un opérateur économique pour lequel il constitue une ressource-clef lui permettant de générer une rentabilité.

Actuellement, seuls les cafetiers, les restaurateurs (avant le Covid) et quelques opérateurs de trottinettes en free floating payent leur usage du trottoir. Il faut aussi citer les automobilistes qui stationnent sur la bordure de trottoir. Mais pourquoi ne pas faire payer certains usages temporaires serviciels relevant du curb kiss ? Est-il normal que les opérateurs du VTC ou de la logistique comme Amazon ne payent rien pour l’utilisation de cette ressource clef indispensable à leur chiffre d’affaires ?

La question se pose aussi pour les opérateurs qui monnayent la couche informationnelle du trottoir. C’est même encore plus paradoxal quand on observe le modèle économique de ces opérateurs. La gratuité est leur arme commerciale ; c’est ainsi qu’ils attirent de nombreux utilisateurs, ce qui leur permet d’engranger de faramineuses recettes publicitaires. Google Maps est bien gratuit pour les utilisateurs mais payants pour les commerçants qui souhaitent être identifiés sur les cartes.

- Quelle a été l’incidence du Covid-19 sur le trottoir ?

Le Covid-19 a mis le doigt sur l’impensé de nos trottoirs. En quelques semaines, ils sont devenus la « salle d’attente des commerces » selon l’expression de Mathieu Chassignet, la zone du click and collect, la zone pour agrandir les terrasses… Le Covid-19 a mis en lumière l’aspect protéiforme et adaptable du trottoir. L’appétence pour cet espace s’est encore accrue.

Au moment du confinement, cet " en bas de chez soi " est devenu l’espace où prendre l’air, comme une extension de nos intérieurs alors que les parcs et les squares étaient fermés. Beaucoup de gens ont réclamé des trottoirs plus larges, dans un contexte de distanciation physique appelé à durer et de réduction du trafic automobile. On peut imaginer que davantage d’habitants demandent à l’avenir à être impliqués dans la fabrication et la gestion du trottoir.

Je note que la dimension temps réel est très présente dans la gestion du Covid-19. Toutes les mesures sont prises « jusqu’à nouvel ordre » et les règles pour favoriser la distanciation physique varient selon les moments de la journée (par exemple, l’autorisation de faire du jogging ou le couvre-feu le soir). Pour permettre de respecter des mesures de distanciation physique qui deviendraient une nouvelle norme, un pas supplémentaire pourrait être franchi – sans pour autant dire qu’il soit souhaitable –, qui consisterait en une véritable allocation, en temps réel, entre une offre et une demande de trottoir : par exemple, en « réservant » sa place sur le trottoir devant la pharmacie ou la boulangerie. Avec la même question que celle que j’ai posé concernant le curb management : qui serait l’opérateur de ce nouveau métier ? »

NDLR : le titre de cette interview est tiré d’un article de Marshall Aarian, « To See the Future of Cities, Watch the Curb. Yes, the Curb ».

Webinaire « Qui fait le trottoir ? » le 19 mars

Isabelle Baraud-Serfaty sera l’invitée d’Urbis le Mag le vendredi 19 mars 2021 de 11h à 12h pour un webinaire intitulé « Qui fait le trottoir ? ». Pour vous inscrire, remplissez dès-à-présent ce formulaire.

Un lien Teams de connexion vous sera envoyé quelques heures avant l’événement. Vous aurez, comme pour chaque webinaire d’Urbis, la possibilité de poser vos questions à Isabelle Baraud-Serfaty.

 

Isabelle Baraud-Serfaty est consultante en économie urbaine, fondatrice d’Ibicity et enseignante à Sciences-Po. Elle aborde la question de la fabrique urbaine par le biais d’une grille d’analyse économique, et plus précisément, sous le prisme de l’allocation stratégique par les acteurs publics des ressources rares – tels que l’espace public, l’argent public ou les ressources naturelles –, disponibles en quantités limitées. A ce titre, les jeux d’acteurs inhérents à la fabrication de la ville et la coproduction public-privé l’intéressent particulièrement. Isabelle Baraud-Serfaty alimente régulièrement un blog de ses réflexions et de ses travaux. Une mine d’or d’informations, à découvrir ici.

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.