Toilettes, enjeux d’égalité hommes-femmes

Architecture
Jeudi 30 janvier 2020




Les toilettes sont le théâtre d’intenses revendications relatives à l’égalité entre hommes et femmes et ce, depuis longtemps. Tel un soap dans lequel on se perd à force de rebondissements, le sujet ressurgit régulièrement sous la plume d’un chercheur, d’un journaliste ou d’un collectif féministe. Pourtant, des solutions simples existent. Sans pour autant que rien ne change vraiment.

En 2009, le chercheur en sciences politiques Julien Damon avait consacré douze pages au « droit à pisser » argumentant qu’aussi « saugrenue et insolite, concrète et incarnée qu’elle soit, la question des toilettes publiques relève du droit et de l’aménagement des espaces publics ». Et que « le sujet reste d’importance, révélateur d’inégalités manifestes et de terrains possibles d’innovations ».

Interminables files d’attente


S’appuyant sur un chiffre – les femmes passeraient 2,3 fois plus de temps aux toilettes que les hommes, différences physiologiques obligent –, l’auteur concluait logiquement qu’à « nombre égal d’accès à des espaces sanitaires, il s’ensuit des files d’attente tout à fait différentes ». Interminables (souvent) pour les femmes ; inexistantes (souvent), pour les hommes.

N’importe quelle femme peut témoigner de son agacement face à tout ce temps perdu à faire la queue pour aller aux toilettes, que ce soit sur une aire d’autoroute, lors d’un festival ou une course à pied. A cette tactique si courante consistant à aller juste à côté, chez les hommes. Tout en s’interrogeant : comment, en 2020, ce problème aussi trivial que réel peut-il ne pas avoir été résolu ?

Potty parity aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, le sujet est débattu depuis plus de 30 ans. Quelque 21 Etats et plusieurs villes – notamment New York en 2005 – ont même légiféré. La légende veut que tout ait démarré en 1987, lorsqu’un sénateur californien s’était ému de la demi-heure d’attente aux toilettes infligée à sa femme et sa fille lors de l’entracte d’un concert de Tchaikovsky. Parlant d’injustice, il avait ensuite proposé le premier projet de loi garantissant la construction systématique de toilettes supplémentaires pour les Californiennes dans les nouveaux bâtiments publics. La « potty parity », mouvement militant actif qui vise à sensibiliser les architectes à la question, était née.

En France, des normes peu restrictives


En France, aucune loi n’a été votée pour mettre fin à l’attente des femmes. Les normes existantes n’en tiennent pas compte. Quelles sont-elles ? Un employeur est soumis à l’obligation de mettre à disposition des cabinets d’aisance séparés pour le personnel féminin et masculin, à raison d’au moins un cabinet d’aisance et d’un urinoir pour 20 hommes et de 2 cabinets pour 20 femmes.

Dans les bâtiments destinés à recevoir du public, les normes sont moins restrictives : ainsi, les toilettes ne doivent pas obligatoirement être séparées.

Dans tous les cas de figure, rien n’empêche un architecte de prévoir plus de toilettes pour les femmes que pour les hommes ; en effet, rien n’impose qu’une surface identique soit dévolue aux hommes et aux femmes. En l’état actuel des textes, la spécificité des besoins des femmes peut donc parfaitement être prise en compte pour favoriser une meilleure égalité… Afin de résoudre le problème des files d’attente, il est possible d'appliquer une forme de discrimination positive et de dédier un nombre supérieur de toilettes aux femmes.

Démonstration mathématique

Kurt Van Hautegem et Wouter Rogiest, deux chercheurs belges de l’université de Gand ont travaillé à une modélisation de l’espace en ce sens.

Leur démonstration mathématique est imparable. Dans leur modèle, deux espaces de superficies strictement égales, ils ont installé 12 toilettes pour hommes (deux cabinets fermés et 10 urinoirs) et 10 toilettes pour femmes. Dans cette configuration, ils calculent que les femmes attendent 6’19 minutes et les hommes, 11 secondes.

Lorsqu’ils mettent fin à l’égalité de superficie entre les espaces dédiés aux hommes et aux femmes (image ci-dessus), en installant 12 toilettes pour femmes et 10 pour hommes (dont 8 urinoirs), le temps d’attente pour les femmes baisse spectaculairement : 2’18 minutes. Celui des hommes s’accroit, passant à 40 secondes.

Mais pour les deux chercheurs, la meilleure des solutions, c’est-à-dire la plus égalitaire en termes de temps d’attente, consiste à proposer des toilettes mixtes (ci-dessus), constituées de 14 cabinets et 8 urinoirs : 1’27 minutes pour les femmes et 58 secondes pour les hommes.

Démonstration en vidéo

Pourquoi si peu de toilettes mixtes ?

Dans les faits, en France, il existe bien peu de toilettes mixtes. D’ailleurs, les femmes sont souvent les premières à s’opposer à cette idée, au nom de l’intimité et de leur sécurité.

Le sociologue François de Singly s’est intéressé au travail de l’américain Erving Goffman sur le sujet et le résume ainsi : « Rien ne justifie la ségrégation des sexes dans les toilettes, et néanmoins on la présente comme "une conséquence naturelle de la différence entre les classes sexuelles alors qu’en fait c’est plutôt un moyen d’honorer, sinon de produire cette différence". A chaque fois que l’on pénètre dans des toilettes, on est, contre (ou non) son gré quelqu’un qui contribue à la production des classes sexuelles. »

En clair, les toilettes séparées seraient un moyen efficace d’accréditer la domination masculine en perpétuant l’idée que les femmes sont des êtres fragiles qui méritent une protection.

Climat de défiance

Sur son blog, l’anthropologue Agnès Giard explique : « La norme des toilettes séparées nous a formaté au point que toute forme d’intrusion est perçue comme une menace. L’existence même des WC séparés induit les individus à se conduire de façon agressive quand leur espace est pénétré. Depuis #MeToo le climat de défiance est devenu tel que beaucoup de femmes qui, auparavant, "coupaient la file" en allant chez les hommes n’osent même plus le faire. C’est le problème des revendications sécuritaires. Plus certaines personnes exigent des safe spaces, plus elles valident l’idée qu’elles ne sauraient sans danger se mélanger aux autres. Plus on sépare (sous couvert de protéger ou se protéger), plus on accrédite l’idée que les autres (ici, les hommes) sont des mufles agressifs… plus on légitime la violence. Voilà pourquoi il serait temps d’introduire des WC mixtes. »

Arrêtée pour avoir fait pipi au carnaval

Hommes et femmes sont-ils égaux en droits au carnaval ?
Hommes et femmes sont-ils égaux en droits au carnaval ?

A Dunkerque, l’affaire avait défrayé la chronique l’année dernière : une carnavaleuse arrêtée pour avoir fait pipi dans la rue ! La malheureuse étudiante avait eu, il est vrai, l’idée a priori saugrenue de se soulager derrière une camionnette de police. Mais pour ceux qui connaissent les us et coutumes du carnaval dunkerquois, et la difficulté à trouver des endroits où se soulager, l’arrestation parait bien disproportionnée au regard de la banalité de l’acte.

Et aussitôt, la ville s’enflammait : Margot aurait-elle été arrêtée si elle avait été un homme ? Hommes et femmes sont-ils égaux en droits au carnaval ? Car des hommes qui se soulagent dans la rue, on en croise vraiment partout durant cette période de l’année, et aucun ne s’était jusqu’à présent fait arrêter… Une vague de solidarité s’était alors déclenchée, réclamant davantage de toilettes publiques.

Cette année, une page facebook baptisée « Les pisseuses du carna » a vu le jour. Sa créatrice ambitionne d’y voir partager de bons plans « pour pouvoir pisser au chaud, au propre et sans être obligées d'exposer nos parties intimes durant le carnaval... Je souhaite mettre en avant les établissements qui jouent le jeu en nous laissant, nous les femmes accéder à leurs toilettes ! »

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.

Mots clés : Toilettes  égalité  hommes  femmes  fil d'attente  mixtes  séparés  queue  loi  normes  recherche